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Il pénétra d’un air dégagé dans la pièce, s’assit dans le fauteuil qui lui fut indiqué, et resta silencieux. Il y avait déjà quelque temps que cette expression blasée se trouvait sur son visage et il était un peu las de l’arborer.
Le grand gaillard qui l’avait convoyé depuis l’Alaska partit alors, referma sans bruit la porte et le laissa seul avec l’homme qui le contemplait de derrière son bureau. Sur ce dernier, bien en vue, une petite plaque lui apprit que le personnage s’appelait William Wolf [1]. Voilà qui ne lui convenait guère : ce type ressemblait plutôt à un original.
Wolf déclara sur un ton rude mais posé : « M. Mowry, vous avez droit à une explication. » Il y eut une pause, suivie de : « Vous allez la recevoir. » Puis Wolf fixa son interlocuteur sans ciller.
Pendant une minute interminable, James Mowry supporta cet examen attentif avant de demander :
« Quand ?
— Bientôt. »
Là-dessus, Wolf continua de le fixer. Mowry trouvait que ce regard perçant et scrutateur commençait à devenir franchement désagréable ; et le visage de Wolf semblait tout aussi chaleureux et expressif qu’un morceau de granit.
« Voulez-vous vous lever ? »
Mowry se leva.
« Tournez-vous. »
Il pivota, l’air de crever d’ennui.
« Allez et venez dans la pièce. »
Il se promena.
« Tstt-tstt ! » fit Wolf d’un air qui n’exprimait ni plaisir ni souffrance. « Je vous assure, M. Mowry, que je suis très sérieux si je vous demande maintenant d’avoir l’obligeance de marcher les jambes torses. »
Mowry se dandina comme s’il chevauchait un cheval invisible. Puis il retourna à son fauteuil et lança d’un ton mordant : « Ça a intérêt à me rapporter de l’argent ! Je n’ai pas fait cinq mille kilomètres pour faire le clown gratuitement.
— Ça ne vous rapportera rien ! Pas un sou ! lui rétorqua Wolf. Si vous avez de la chance, vous conserverez la vie…
— Et si je n’ai pas de chance ?
— Ce sera la mort…
— Vous êtes franc, vous, au moins, commenta Mowry.
— Dans mon boulot, c’est nécessaire. Wolf se remit à le fixer, longuement et d’un air pénétrant. Vous ferez l’affaire. Oui, je suis sûr que vous ferez l’affaire.
— L’affaire pour quoi ?
— Je vous le dirai dans un instant. » Wolf ouvrit un tiroir, en sortit quelques papiers et les lui passa. « Ceci devrait vous permettre de mieux comprendre la situation. Lisez jusqu’au bout… vous en arriverez au cœur du sujet. »
Mowry examina les papiers. C’étaient des copies dactylographiées d’articles de journaux. Il se carra dans son fauteuil et les lut attentivement.
Le premier parlait d’un plaisantin, en Roumanie. Il n’avait rien fait de plus que se tenir sur une route et contempler le ciel d’un air fasciné en marmottant de temps à autre : « Des flammes bleues ! » Des curieux s’étaient joints à lui et l’avaient imité. Le petit groupe était devenu foule ; la foule était devenue cohue.
Les spectateurs n’avaient pas tardé à bloquer le chemin et à déborder dans les rues voisines. La police avait tenté de les disperser et n’avait fait qu’empirer les choses. Un idiot avait appelé les pompiers. De petits hystériques juraient apercevoir, ou avoir aperçu, quelque chose de bizarre au-dessus des nuages. Reporters et cameramen s’étaient rués sur les lieux ; des rumeurs circulaient à toute allure. Le gouvernement envoya une force aérienne pour regarder de plus près, et la panique s’étendit à un secteur de cinq cents kilomètres carrés, dont la cause originale avait judicieusement disparu…
« Amusant, rien de plus, déclara Mowry.
— Continuez à lire. »
Le second article rapportait l’évasion audacieuse de deux tueurs notoires qui avaient volé une voiture ; ils avaient parcouru près de mille kilomètres avant d’être repris, quatorze heures plus tard.
Le troisième article donnait les détails d’un accident d’automobile : trois tués, un blessé grave, la voiture bonne pour la ferraille. L’unique survivant était mort neuf heures plus tard.
Mowry rendit les papiers. « En quoi cela me concerne-t-il ?
— Nous allons reprendre ces articles dans l’ordre où vous les avez lus, commença Wolf. Ils prouvent quelque chose dont nous sommes conscients depuis longtemps mais que vous n’avez peut-être pas bien saisi. Voyons le premier. Ce Roumain n’a rien fait, absolument rien, sinon fixer le ciel en marmottant. Et pourtant, il a forcé un gouvernement à s’exciter comme un troupeau de puces dans une poêle à frire. Ce qui prouve que, dans certaines conditions, action et réaction peuvent très bien être sans commune mesure, et ce, à un point ridicule. En agissant de façon insignifiante dans les circonstances voulues, on peut obtenir des résultats sans rapport avec l’effort fourni.
— Je vous l’accorde, admit Mowry.
— Voyons maintenant ces deux bagnards. Ils n’ont pas fait grand-chose, eux non plus. Ils ont franchi un mur, volé une voiture, conduit comme des dingues jusqu’à manquer de carburant, et ils se sont fait reprendre. » Wolf se pencha en avant et continua en détachant bien ses mots : « Mais, pendant ces quatorze heures ils ont monopolisé l’attention de six avions, dix hélicoptères et cent vingt voitures de patrouille. Ils ont bloqué dix-huit standards téléphoniques, paralysé un nombre incalculable de lignes et d’ondes radio, sans mentionner les policiers, les adjoints, les volontaires et les membres de la Garde Nationale. En tout, vingt-sept mille personnes sur l’ensemble de trois États.
— Ffiou ! Mowry haussa les sourcils.
— Finalement, venons-en à cet accident d’auto. Le survivant a pu nous en donner la cause avant de mourir. Il a dit que le conducteur a perdu le contrôle de son véhicule à grande vitesse en essayant de chasser une guêpe qui avait pénétré par une glace baissée et lui bourdonnait autour du visage.
— Ça a failli m’arriver. »
Feignant de l’ignorer, Wolf reprit : « Le poids d’une guêpe est de l’ordre du gramme. Comparée à l’être humain, la taille d’une guêpe est minuscule, sa force négligeable. Sa seule arme est une petite seringue contenant une goutte de venin. Dans le cas présent, la guêpe ne l’a pas utilisée. Cette guêpe n’en a pas moins tué quatre hommes adultes et transformé une grosse voiture en tas de ferraille.
— Je vois ce que vous voulez dire, mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?
— C’est simple, conclut Wolf. Nous voulons que vous deveniez une guêpe ! »
Se carrant dans son fauteuil, James Mowry contempla son interlocuteur d’un œil méditatif. « Le petit balèze qui m’a amené ici était un agent des Services secrets qui m’a convaincu de l’authenticité de ses papiers d’identité. Ceci est un bureau officiel du Gouvernement. Vous êtes un haut fonctionnaire. En l’absence de tous ces faits, je dirais que vous êtes fou !
— C’est peut-être le cas, repartit Wolf, le visage impassible, mais je ne le crois pas.
— Vous voulez que je fasse quelque chose de spécial ?
— Oui.
— Quelque chose d’extrêmement spécial ?
— Oui.
— Où ma vie sera en danger ?
— Je le crains.
— Et sans rétribution aucune ?
— Exact. »
Mowry se leva. « Je ne suis pas fou, moi non plus !
— Non, mais vous le serez si vous laissez les Siriens nous anéantir ! » lança Wolf sur le même ton catégorique. Mowry se rassit. « Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Il y a la guerre, en ce moment.
— Je sais. Tout le monde le sait. Mowry fit un geste méprisant. Ça fait dix mois que l’on a engagé la lutte contre le Combinat Sirien. Les journaux, la radio, la vidéo et le Gouvernement le disent tous. Je suis assez crédule pour croire tous ces gens-là.
— Vous serez donc peut-être prêt à laisser la bride à votre crédulité pour avaler encore quelques autres petites choses, suggéra Wolf.
— Telles que ?…
— Le public terrien est satisfait parce que, jusqu’à présent, rien ne s’est passé dans notre secteur. Il sait que l’ennemi a lancé deux attaques sérieuses contre notre Système solaire et que toutes deux ont été repoussées. Le public a une grande confiance en ses défenses. Cette confiance est d’ailleurs justifiée. Aucune force sirienne ne pénétrera jamais jusqu’ici.
— Eh bien, alors… de quoi doit-on s’inquiéter ?
— On gagne ou on perd une guerre. C’est la seule alternative. On ne peut gagner en se contentant de tenir l’adversaire hors de portée. Il est impossible d’obtenir la victoire en évitant seulement la défaite ! » Soudain violent, Wolf assena un bruyant coup-de-poing sur le bureau et un stylo en sauta dans les airs. « Il nous faut faire plus que cela. Il nous faut prendre l’initiative et jeter l’ennemi à terre pour lui ficher une raclée de tous les diables !
— Mais on y parviendra en temps voulu, n’est-ce pas ?
— Peut-être, acquiesça Wolf, ou peut-être que non. Cela dépend.
— Cela dépend de quoi ?
— Si nous utilisons à plein et intelligemment nos ressources, nos hommes en particulier… c’est-à-dire les hommes comme vous.
— Vous pourriez peut-être vous montrer plus explicite, suggéra Mowry.
— Voyons… sur le plan technique, nous sommes en avance sur le Combinat Sirien… beaucoup sous certains rapports, un peu moins sous d’autres. Ce qui nous donne l’avantage des armes et de l’efficience. Mais ce qu’ignore le public – parce que personne n’a jugé utile de le lui apprendre – c’est que les Siriens ont aussi un avantage. Ils nous dépassent en nombre à raison de douze contre un, et la même proportion s’applique aussi pour la quantité de matériel.
— Est-ce un fait prouvé ?
— Malheureusement, oui, bien que notre propagande se garde de le reconnaître. Notre potentiel de guerre est supérieur en qualité. Les Siriens ont la supériorité quantitative. C’est pour nous un sérieux handicap. Il nous faut le compenser de notre mieux. On ne peut pas se permettre de jouer les prolongations en s’efforçant de dépasser leur population.
— Je vois. James Mowry se mâchouilla la lèvre inférieure et prit un air songeur.
— Néanmoins, reprit Wolf, le problème paraît un peu moins imposant si l’on garde à l’esprit qu’un seul homme peut ébranler un gouvernement, que deux hommes peuvent momentanément mobiliser une armée de vingt-sept mille personnes, et qu’une petite guêpe peut détruire quatre géants, et leur gros engin par-dessus le marché. » Il s’arrêta, regarda Mowry pour que ses paroles produisent leur effet, puis il continua : « Ce qui veut dire qu’en griffonnant les mots voulus sur un mur, l’homme voulu, à l’endroit voulu, au moment voulu, peut immobiliser toute une division armée.
— C’est une forme de guerre assez peu orthodoxe.
— C’est d’autant mieux.
— Je suis assez vicieux pour aimer ce genre de méthodes. Elles me séduisent.
— Nous le savons, lui apprit Wolf. Il saisit un dossier sur son bureau et le feuilleta. Le jour de votre quatorzième anniversaire, vous avez reçu une amende de cent guilders siriens pour avoir exprimé sur un mur, et en lettres de cinquante centimètres, votre opinion concernant un personnage officiel. Votre père s’est excusé et a invoqué l’impétuosité de la jeunesse. Les Siriens ont été irrités mais ils ont classé l’affaire.
— Razaduth était un sale menteur ventru, et je le dis encore aujourd’hui ! Mowry jeta un coup d’œil au dossier. C’est l’histoire de ma vie ?
— Oui.
— Quels fouinards vous faites !
— Il le faut bien. Nous considérons que c’est le prix que nous devons payer pour survivre. » Reposant le dossier, Wolf lui apprit : « Nous avons une carte perforée pour chaque Terrien vivant. En un rien de temps, nous pouvons choisir grâce à l’électronique ceux qui ont des fausses dents, chaussent du 44, ont une mère rousse, ou dont on peut être sûr qu’ils vont tenter d’éviter le service. Sans aucun problème, nous pouvons tirer n’importe quel type de mouton de la masse générale de brebis et de béliers.
— Et je suis un mouton typique ?
— Métaphoriquement parlant, bien sûr. Sans vouloir vous insulter. Le visage de Wolf eut un tic nerveux qui approchait assez d’un sourire. Nous avons effectué une sélection parmi les seize mille personnes parlant différents dialectes siriens. Nous sommes tombés à neuf mille après avoir éliminé femmes et enfants. Puis, étape par étape, nous avons rejeté les vieux, les infirmes, les faibles, les sujets douteux et les déséquilibrés. Nous avons repoussé les trop petits, les trop grands, les trop gros, les trop maigres, les trop bêtes, les trop audacieux, les trop prudents, et cætera. Il ne nous en est pas resté beaucoup dont nous puissions faire des guêpes.
— Qu’est-ce qui caractérise une guêpe ?
— Plusieurs choses… mais essentiellement, c’est un homme petit qui peut marcher avec les jambes arquées, qui a les oreilles en arrière et le visage teint en violet. En d’autres termes, quelqu’un qui peut jouer le rôle d’un Sirien avec suffisamment de brio pour tromper les Siriens eux-mêmes.
— Alors, impossible ! s’exclama Mowry. Même quand les poules auront des dents ! J’ai le teint rose, des dents de sagesse bien visibles et les oreilles en chou-fleur.
— On peut arracher les dents en surnombre. L’ablation chirurgicale d’un petit cartilage fixera vos oreilles bien en arrière sans laisser de trace visible. C’est indolore, facile à exécuter, et ça se cicatrisera en deux semaines. Il y a des preuves médicales à l’appui, vous ne pouvez donc le contester. Un nouveau tic nerveux. Quant au teint violet, aucun problème. Il existe bien des Terriens qui ont le visage encore plus violacé que n’importe quel Sirien, grâce à une certaine imprégnation alcoolique. Nous possédons, quant à nous, une teinture qui est garantie pour quatre mois, ainsi qu’un nécessaire de maquillage qui vous permettra d’agir encore plus longtemps si nécessaire.
— Mais…
— Écoutez-moi ! Vous êtes né à Masham, capitale de Diracta, la planète-mère de Sirius. Votre père y était négociant. Vous avez vécu sur Diracta jusqu’à l’âge de dix-sept ans, époque à laquelle vous êtes retourné sur Terra avec vos parents. Vous avez à la fois la bonne taille et la stature pour un Sirien. Vous avez vingt-six ans et parlez toujours parfaitement le sirien, avec un net accent mashambi… ce qui n’est qu’un atout de plus. C’est encore plus plausible. Cinquante millions de Siriens doivent parler avec l’accent mashambi. Vous êtes taillé exprès pour le travail qui vous attend.
— Et si je vous invite à le balancer dans le conduit d’aération, ce travail ? demanda Mowry avec intérêt.
— Je le regretterais, répondit froidement Wolf, car, en temps de guerre, il est bien connu qu’un volontaire vaut mille appelés.
— Ce qui veut dire que je serais appelé sous les drapeaux ? Mowry eut un geste d’irritation. Merde !… plutôt y aller de mon plein gré que d’y être traîné de force.
— C’est aussi ce que dit le dossier. James Mowry, vingt-six ans, remuant et entêté. Fera n’importe quoi… pourvu que l’autre terme de l’alternative soit encore plus désagréable.
— On croirait entendre mon père. C’est lui qui vous a dit ça ?
— Ce service ne révèle jamais ses sources d’information.
— Ouais ! » Mowry médita un instant puis demanda : « Supposons que je me porte volontaire. Que se passera-t-il ?
— On vous enverra dans un centre d’entraînement qui vous fera subir un cours spécial accéléré très ardu qui dure de six à huit semaines. Vous en aurez jusque-là de tout ce qui pourra vous être utile : armement, explosifs, sabotage, propagande, guerre psychologique, lecture de carte, marche à la boussole de jour et de nuit, camouflage, judo, techniques radio, et peut-être une douzaine d’autres sujets. Lorsqu’on en aura fini avec vous, vous serez prêt à fonctionner en tant que torticolis notoire.
— Et après ça ?
— On vous lâchera subrepticement sur une planète sirienne où vous devrez vous débrouiller pour vous rendre le plus insupportable possible. »
Il y eut un silence prolongé au bout duquel Mowry admit à contrecœur : « Un jour que mon père était particulièrement irrité, il m’a dit : « Mon fils, tu es né idiot et tu mourras idiot. » Il lâcha un long soupir. « Mon vieux avait raison. Je me porte volontaire.
— Nous savions que vous le feriez, conclut Wolf, imperturbable. »
Il revit Wolf deux jours après la fin de son programme ardu d’entraînement, pour lequel il avait reçu des notes satisfaisantes. Wolf vint au centre et lui rendit visite alors qu’il se trouvait dans sa chambre.
« Comment c’était ?
— Du sadisme pur et simple, dit Mowry en faisant une grimace. Je suis claqué, intellectuellement et physiquement. J’ai l’impression d’être un infirme à moitié assommé.
— Vous aurez largement le temps de récupérer. Le voyage sera assez long. Vous partez jeudi.
— Pour où ?
— Désolé… je ne peux vous le dire. Votre pilote aura des ordres sous scellés qui ne devront être consultés que pendant le dernier saut. En cas d’accident ou d’interception, il les détruira sans les avoir lus.
— Quelles sont nos chances d’être capturés en cours de route ?
— Assez faibles. Votre vaisseau sera considérablement plus rapide que tout ce que possède l’ennemi. Mais même les meilleurs astronefs peuvent avoir des ennuis de temps en temps, et nous ne courrons donc aucun risque. Vous connaissez la réputation de la Police secrète sirienne, le Kaïtempi. Ils feraient confesser un crime à un bloc de granit. S’ils vous attrapaient en route et apprenaient votre destination, ils prendraient des mesures pour piéger votre successeur à son arrivée.
— Mon successeur ? Voilà qui soulève une question à laquelle personne ici ne semble vouloir répondre. Peut-être que vous, vous pourrez le faire, hein ?
— Quelle est cette question ?
— Est-ce que je serai totalement isolé, ou bien d’autres Terriens opéreront-ils sur la même planète ? Et s’il y en a d’autres, comment se feront les contacts ?
— En ce qui vous concerne, vous serez le seul Terrien à cent millions de kilomètres à la ronde, répondit Wolf. Vous n’aurez aucun contact, et ainsi vous ne pourrez trahir personne. Le Kaïtempi ne pourra vous arracher des renseignements que vous ne possédez pas.
— Ça paraîtrait quand même plus agréable si vous ne vous pourléchiez pas les babines devant cette perspective abominable ! se plaignit Mowry. Ce serait quand même un réconfort, un encouragement, de connaître la présence d’autres guêpes tout aussi efficaces, même s’il n’y en a qu’une par planète.
— Vous n’avez pas étudié votre programme tout seul, n’est-ce pas ? Les autres n’étaient pas là uniquement pour vous tenir compagnie. Wolf tendit la main. Bonne chance, faites le plus de mal possible… et revenez !
— Je reviendrai, soupira Mowry, mais le chemin sera long, et la voie étroite. »
Voilà qui était plus un pieux espoir qu’une promesse réalisable, songea-t-il tandis que Wolf s’en allait. En fait, la remarque sur son « successeur » prouvait que des pertes avaient été prévues et des mesures prises pour fournir des remplaçants.
Il lui vint alors à l’esprit que lui-même était peut-être le successeur de quelqu’un d’autre. Peut-être que sur le monde où il se rendait une malheureuse guêpe avait été capturée et mise en pièces – très lentement. Dans ce cas, le Kaïtempi devait être en train de scruter les cieux et de se pourlécher les babines dans l’attente de sa prochaine victime… un certain James Mowry, vingt-six ans, remuant et entêté.
Oh, et puis zut ! il avait contracté un engagement et il ne pouvait plus reculer. Il semblait qu’il fût destiné à devenir un héros par manque de courage pour la lâcheté. Il élabora lentement une résignation philosophique, état d’esprit qu’il connaissait toujours, plusieurs semaines plus tard, lorsque le capitaine de la corvette le fit mander dans la cabine principale.
« Bien dormi ?
— Pas durant ces derniers temps, reconnut Mowry. Les propulseurs ont été plus bruyants que d’habitude ; tout le vaisseau vibrait et grinçait. »
Le capitaine eut un sourire forcé. « Vous l’ignoriez, mais nous étions pourchassés par quatre destroyers siriens. Nous avons atteint notre vitesse maximum et les avons lâchés.
— Vous êtes sûr qu’ils ne nous suivent plus de loin ?
— Ils sont hors d’atteinte de nos détecteurs ; nous sommes donc au-delà des leurs.
— Dieu merci, fit Mowry.
— J’ai ouvert vos ordres. Nous arriverons dans quarante-huit heures.
— Où ?
— Sur une planète appelée Jaimec. Vous en avez entendu parler ?
— Oui, les chaînes d’actualités siriennes la mentionnaient de temps à autre. C’est l’un de leurs avant-postes, si je me souviens bien – sous-peuplée et sous-développée. Je n’ai jamais rencontré personne qui en vienne, alors je n’en sais pas grand-chose. Il afficha un petit air d’embarras. Ce secret, c’est très bien, mais ça serait quand même utile de savoir un peu où on va et d’avoir quelques renseignements sur l’endroit avant d’y arriver.
— Lorsque vous serez à terre, vous en saurez le maximum, l’apaisa le capitaine. Des informations ont été fournies avec les ordres. Il posa une pile de papiers sur la table, accompagnés de plusieurs cartes et de grandes photographies. Puis il indiqua une sorte d’armoire collée contre la paroi. Voici la visionneuse holographique. Utilisez-la pour trouver un point d’atterrissage convenable à partir de ces photos. Le choix vous appartient. Je n’aurai plus qu’à vous poser où vous le désirerez et repartir sans être repéré.
— Je dispose de combien de temps ?
— Vous devez me donner le point choisi avant quarante heures.
— Et combien de temps me laisserez-vous pour débarquer avec mon barda ?
— Vingt minutes au maximum. Pas une seconde de plus. J’en suis désolé, mais il n’y a rien d’autre à faire. Si nous nous posons sur le sol et prenons notre temps, nous laisserons immanquablement des traces d’atterrissage… une ornière formidable repérable par les patrouilles aériennes, qui les lancerait aussitôt à votre poursuite avec un bel acharnement. Il nous faudra donc utiliser les antigravs et faire fissa. Les antigravs absorbent pas mal d’énergie. Vingt minutes est tout ce que nous pouvons nous permettre.
— Très bien. » Résigné, Mowry haussa les épaules, prit les papiers et se mit à les étudier tandis que le capitaine le laissait seul.
Jaimec, quatre-vingt-quatorzième planète de l’Empire Sirien. Masse : sept huitièmes de Terra. Masse continentale : moitié de celle de Terra, le reste n’étant qu’océans. Colonisée deux siècles et demi auparavant. Population présente estimée à quatre-vingts millions d’habitants. Jaimec possédait des villes, des chemins de fer, des astroports et toutes les caractéristiques d’une civilisation étrangère. Néanmoins, la majeure partie demeurait inexploitée, inexplorée, et dans un état primitif.
James Mowry se plongea dans l’étude méticuleuse de la surface de la planète révélée par la visionneuse holographique. Au bout de quarante heures, il avait procédé à son choix. Il n’avait pas été facile d’arriver à une décision : tous les sites apparemment convenables présentaient un désavantage ou un autre, ce qui prouvait que la cachette idéale n’existe pas. L’un était magnifiquement placé du point de vue stratégique, mais manquait de couverture adéquate. Un autre disposait d’un camouflage naturel mais avait une situation dangereuse…
Le capitaine entra en disant : « J’espère que vous avez choisi un endroit sur la face sombre. Sinon, il va falloir jouer à saute-mouton jusqu’à la nuit, ce qu’il vaudrait mieux éviter. Le meilleur système est d’arriver et de repartir avant qu’ils n’aient eu le temps de déclencher l’alarme et de prendre des mesures.
— Voici. Mowry indiqua le site sur une photo. C’est un peu trop loin d’une voie routière – environ trente kilomètres, et en pleine forêt vierge. Quand j’aurai besoin de quelque chose, il me faudra une journée pénible de marche pour atteindre mon antre, deux peut-être. Du coup, il devrait être à l’écart des regards indiscrets, ce qui compte en premier. »
Glissant la photo dans la visionneuse, le capitaine alluma la lampe et plaça les yeux dans le viseur en caoutchouc. Ses sourcils se froncèrent lorsqu’il se concentra. « Vous voulez parler de ce point marqué sur la falaise ?
— Non… à la base de la falaise. Vous voyez cette avancée rocheuse ? Qu’est-ce qu’il y a un peu au nord ? »
Le capitaine regarda à nouveau. « C’est difficile d’en juger avec certitude, mais on dirait rudement qu’il s’agit d’une formation de cavernes. » Il s’écarta et saisit l’interphone. « Hame, venez ici, voulez-vous ? »
Hamerton, le navigateur en chef, arriva, étudia la photo et vit le point désigné. Il le compara avec un planisphère de Jaimec et effectua de rapides calculs. « On l’attrapera sur la face nocturne, mais de justesse.
— Vous en êtes sûr ? insista le capitaine.
— Si on y va tout droit, on aura deux heures de battement. Mais on ne peut pas y aller tout droit : leur réseau radar pourrait déterminer le point de pose à cinq cents mètres près. Il va donc falloir qu’on descende au-dessous de leur couverture radar. Cette tactique prendra du temps, mais avec un peu de chance on sera arrivés une demi-heure avant le lever du soleil.
— Allons-y directement, avança Mowry. Cela réduira les risques pour vous, et je suis prêt à courir celui de me faire pincer. C’est d’ailleurs à moi de les prendre, non ?
— Des clous ! lâcha le capitaine. Nous sommes si près que leurs détecteurs nous ont déjà repérés. Nous recevons leurs sommations et ne pouvons y répondre parce que nous ignorons leur code. Ils ne vont pas tarder à se faire à l’idée que nous sommes des ennemis. Ils vont nous arroser de missiles à tête chercheuse, trop tard bien entendu. Dès que nous nous glisserons sous leur couverture radar, ils procéderont à une chasse aérienne complète dans un rayon de huit cents kilomètres autour du point où nous aurons disparu. Il regarda Mowry en fronçant les sourcils. Et vous, mon vieux, vous serez en plein milieu de ce cercle.
— On dirait que ce n’est pas la première fois que vous faites ce boulot » fit remarquer Mowry en espérant une réponse révélatrice.
Le capitaine reprit : « Une fois que nous filerons en rase-mottes, ils ne pourront nous suivre au radar. Nous descendrons donc à trois mille kilomètres de votre point d’atterrissage, puis nous avancerons en zigzags. Je suis censé vous lâcher là où vous le désirez sans leur donner un seul indice. Si je ne réussis pas, l’expédition aura été un échec. Aussi, laissez-moi agir comme je l’entends, voulez-vous ?
— Bien sûr, opina Mowry, déconcerté. Comme vous voudrez. »
Ils sortirent et le laissèrent seul à ses méditations. L’alarme ne tarda pas à résonner contre la paroi de la cabine. Il s’empara des poignées de maintien et s’accrocha tandis que l’astronef exécutait une série de virages brutaux, d’un côté puis de l’autre. Il ne voyait rien et n’entendait que le grondement sourd des fusées d’appoint, mais son imagination lui présentait un amas de cinquante traînées de vapeur de mauvais augure jaillissant du sol… cinquante cylindres explosifs allongés qui flairaient avidement la trace d’un métal étranger.
L’alarme résonna encore à onze reprises, suivie de l’habituel numéro d’acrobatie. Le vaisseau vibrait désormais sous l’effet de l’atmosphère sifflante, puis hurlante.
Le but était proche.
Mowry fixa ses doigts d’un regard absent. Ils étaient immobiles, mais humides. Des frissons électriques bizarres montaient et descendaient le long de son échine. Ses genoux étaient en coton et son estomac passablement révulsé.
De l’autre côté de l’éther, se trouvait une planète dotée d’un système complet de cartes perforées ; à cause de celui-ci, James Mowry allait avoir sa petite tête plongée dans la grande gueule d’un lion. Il maudit mentalement les systèmes de cartes perforées, ceux qui les avaient inventés et ceux qui les utilisaient.
Lorsque la propulsion s’arrêta et que le vaisseau se tint silencieusement sur ses antigravs au-dessus du site choisi, il avait fait naître en lui l’impatience fataliste d’un homme qui attend une grave opération inévitable. Il descendit à terre mi-courant, mi-glissant le long de l’échelle de nylon. Une douzaine de membres d’équipage le suivirent, tout aussi pressés, mais pour des raisons différentes. Ils travaillèrent comme des dingues, les yeux toujours prudemment levés vers les cieux.